Apollinaire: l’hérésiaque et la danseuse. Variations sur Hérodiade.

Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Baptiste furent châtiés. Hérodiade avait été férue de la maigreur ragoûtante du pénitent qui invitait les hommes à prendre des bains. Bien qu’ayant agi comme Joseph chez Putiphar, le mangeur de sauterelles avait sans doute éprouvé des désirs charnels, tôt réprimés, pour celle qui le voulait. Lorsqu’Hérodiade, incestueuse selon la loi des Juifs, eut épousé son beau-frère Hérode Antipas, il se mêla un peu de jalousie aux reproches faits par le Baptiste. Salomé, enjolivée, attifée, diaprée, fardée, dansa devant le roi et, excitant un vouloir doublement incestueux, obtint la tête du Saint refusée à sa mère.

Hérodiade reçut dans un vaisseau d’or la tête chevelue à face barbue. Sa passion se réveillant soudain, elle baisa ardemment les lèvres violâtres du Baptiste décollé. Maie son ressentiment fut plus fort. Elle le satisfit en perçant à coups d’épingle la langue, les yeux et toutes les parties du chef sanglant. Le sacrilège cessa par la mort d’Hérodiade, qui, jouant encore avec la tête précieuse, succomba suivant toute vraisemblance à une rupture d’anévrisme.

Cette femme orgueilleuse ne demeura point en enfer. Elle fait partie de ces hordes d’esprits qui peuplent les airs, et que, lorsqu’ils sont bons, j’aime fort à appeler des dieux. Bien entendu, j’entends pardieu ce sur quoi l’homme n’a nul pouvoir, et non pas cette âme du monde que Speusippe d’Athènes a le premier cru gouverner sans entendement l’univers. Les nuits d’orage, Hérodiade, annoncée par les ululements des hiboux et l’effroi des animaux, mène une chasse fantastique qui passe au-dessus de la cime de nos forêts.

Hérode Antipas, roi de Judée, dont le pouvoir équivalait à celui du bey de Tunis de nos jours, fut exilé par Tibère et mourut malheureux à Lyon.

Salomé, dont la belle danse avait sillé les yeux du roi, périt en dansant ; mort étrange qu’envieront les ballerines.

Cette dame dansa une fois pendant une fête sur la terrasse de marbre incrusté de serpentine d’un proconsul, et celui-ci l’emmena, lorsqu’il quittait Judée pour une province barbare au bord du Danube.

Il arriva que, s’étant un jour d’hiver égarée seule au bord du fleuve gelé, elle fut séduite par la glace bleuâtre et s’élança dessus en dansant. Elle était comme toujours richement accoutrée et dorée de ces chaînes à mailles minuscules pareilles à celles que firent depuis les joailliers vénitiens, que ce travail rendait aveugles vers l’âge de trente ans. Elle dansa longtemps, mimant l’amour, la mort et la folie. Et, de vrai, il paraissait qu’il y eût un peu de foleur dans sa grâce et sa joliesse. Selon les attitudes de son corps inel, ses mains gesticulaient en chironomie. Nostalgiquement, elle mima encore les mouvements lents des oliveuses de Judée gantées et accroupies, quand choient les olives mûres.

Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des pas presque oubliés : cette danse damnable qui lui avait valu jadis la tête du Baptiste. Soudain, la glace se brisa sous elle qui s’enfonça dans le Danube, mais de telle façon que, le corps étant baigné, la tête resta au dessus des glaces rapprochées et ressoudées. Quelques cris terribles effrayèrent de grands oiseaux au vol lourd, et, lorsque la malheureuse se tut, sa tête semblait tranchée et posée sur un plat d’argent.

La nuit vint, claire et froide. Les constellations luisaient. Des bêtes sauvages venaient flairer la mourante qui les regardait encore avec terreur. Enfin, en un dernier effort, elle détourna ses yeux des ourses de la terre pour les reporter vers les ourses du ciel, et expira. Comme une gemme terne, la tête demeura longtemps au-dessus des glaces lisses autour d’elle. Les oiseaux rapaces et les bêtes sauvages la respectèrent. Et l’hiver passa. Puis, au soleil de Pâques, ce fut la débâcle et le corps paré, incrusté de joyaux, jeté sur une rive pour les pourritures fatales.

Certains rabbins pensent que l’âme d’Adam anima aussi Moïse et David. Je ne suis pas éloigné de croire que celle de Salomé avait empli la fllle de Jephté, et que, n’ayant jamais chômé depuis, elle survit en Espagne, en Turquie, ou peut-être aux provinces danubiennes, dans le corps d’une danseuse de kolo.

Jean Lorrain, Hérodiade.

Au fauve appel des cors, au bruit rageur des cistres,
La grande Hérodiade et ses nymphes sinistres
Sur des balais fourbus chevauchent en plein ciel.

Des démons accrochés aux crins de leurs cavales,
Elles vont, ventre à terre, au-dessus d’Israël,
Et la haine implacable, éclair froid et cruel,
Luit dans leurs grands yeux morts emplis de larmes pâles.

Entre leurs poings crispés serrant leurs fronts muets,
Sous les grands ciels de cuivre et les lunes brumeuses,
Au-dessus des détroits et des villes fameuses,
Elles vont emplissant l’air de grands coups de fouets ;

Et dans des cors d’airain des nains aux bras fluets,
De Sicile en Brabant, de Mayence à Grenade,
Clament : «Chrétiens, voici la chasse Hérodiade».

Heinrich Heine, Atta Troll – Songe d’une Nuit d’été.

Il y avait aussi beaucoup de femmes dans cette folle cavalcade des esprits, surtout de belles nymphes au corps svelte et juvénile. Elles étaient assises à califourchon sur leurs coursiers, dans une complète et mythologique nudité. Seulement leurs cheveux dénoués ondulaient derrière elles comme des manteaux dorés.

Elles portaient des couronnes de fleurs sur leur tête, et fièrement renversées dans des postures voluptueuses, elles brandissaient des thyrses bachiques.

A côté d’elles, j’aperçus quelques nobles demoiselles chastement vêtues de longues redingotes de drap et obliquement assises sur leurs selles de femme vertueuse ; elles portaient le faucon au poing.

Derrière, comme une parodie, chevauchait, sur de maigres squelettes de haridelles, une cohue de femmes parées d’une façon théâtrale. Leur visage était joli à ravir, mais quelque peu effronté. Eiies criaient comme des folles, à faire tomber le fard dont leurs joues étaient peintes.

Comme tout cela retentissait joyeusement, sons du cor, rires éclatants, hennissements des chevaux, aboiements des chiens, claquements des fouets ! Hallo et hourra !

Mais au milieu de la troupe trois figures se détachaient, trois merveilles de beauté. – Jamais je n’oublierai ce trio d’amazones !

La première était facilement reconnaissante au croissant qui surmontait sa tête ; fière comme une belle statue sans tache, la grande déesse s’avançait.

Sa tunique relevée lui couvrait à demi la poitrine et les hanches ; l’éclat des flambeaux et la lumière de la lune jouaient voluptueusement sur ses membres d’une éclatante blancheur.

Son visage aussi était blanc comme du marbre, mais froid comme lui. La fixité et la pâleur de ses traits nobles et sévères faisaient frissonner.

Pourtant au fond de son oeil noir brille un feu terrible, un feu doux et perfide, qui aveugle et dévore. Combien elle resemble peu à présent à cette Diane qui, dans l’orgueil de sa chasteté, changea Actéon en cerf et le fit déchirer par ses chiens. Est-ce ce péché-là qu’elle expie dans cette très galante compagnie ? Chaque nuit, elle chevauche ainsi dans les airs comme un pauvre revenant mondain. La volupté s’est éveillée tard dans ses veines, mais avec d’autant plus de véhémence, et dans ses yeux profonds brûle une véritable flamme d’enfer. Elle regrette le temps perdu, le temps primitif où les hommes étaient plus beaux, et elle remplace maintenant la qualité antique par la quantité moderne.A ses côtés, je vis une belle dont les traits n’étaient pas modelés sur le même type grec, mais la naïveté gracieuse de la race celtique y rayonnait.

C’était la fée Habonde, que je reconnus bien vite à la suavité de son sourire et à l’éclat de sa voix quand elle riait. Un frais visage, rose et potelé, comme en peint Greuze, le nez au vent, la bouche en coeur toujours entrouverte, et des dents blanches à ravir.

Elle portait un léger peignoir de soie bleue, que la brise soulevait parfois ; même dans mes meilleurs rêves, je n’ai jamais vu de pareilles épaules !

Peu s’en fallut que je ne sautasse par la fenêtre pour aller les baiser ! Je m’en serais mal trouvé, car je me fusse cassé le cou sur les rochers.

Ah ! elle n’aurait fait que rire, quand je serais tombé tout sanglant à ses pieds. Hélas ! je connais ce rire-là ! Et la troisième femme qui émut si profondément ton coeur, était-ce un démon comme les deux autres figures ? Si c’était un ange ou un démon, c’est ce que j’ignore. On ne sait jamais au juste chez les femmes où cesse l’ange et où le diable commence.

Son pâle et ardent visage respirait tout le charme de l’Orient, et ses vêtements aussi rappelaient par leur richesse les contes de la sultane Schéhérazade. De douces lèvres comme des grenades, un nez de lis un peu courbé, et les membres souples et frais comme un palmier dans une oasis.

Elle était assise sur une haquenée que tenaient, avec des rênes d’or, deux nègres qui trottaient à pied et à côté de la princesse. Car elle était vraiment princesse : c’était la reine de Judée, la femme d’Hérode, celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste.

C’est à cause de ce meurtre qu’elle est maudite et condamnée à suivre jusqu’au jugement dernier, comme un spectre errant, la chasse nocturne des esprits. Elle porte toujours dans ses mains le plat où se trouve la tête de Jean-Baptiste, et elle la baise ; oui, elle baise avec ferveur cette tête morte.

Car elle aimait jadis le prophète. La Bible ne le dit pas, – mais le peuple a gardé la mémoire des sanglantes amours d’Hérodiade. Autrement, 1e désir de cette dame serait inexplicable. Une femme demande-elle jamais la tête d’un homme qu’elle n’aime pas ?

Elle était peut-être un peu fâchée contre son saint amant ; et elle le fit décapiter ; mais, lorsqu’elle vit sur ce plat cette tête si chère, elle se mit à pleurer, à se désespérer, et elle mourut dans cet accès de folie amoureuse.

La nuit, elle sort de la tombe, et, en suivant la chasse infernale, elle porte, comme dit la tradition populaire, dans ses mains blanches le plat avec la tête sanglante ; mais, de temps en temps, par un étrange caprice de femme, elle lance la tête dans les airs en riant comme un enfant, et la rattrape adroitement comme si elle jouait à la balle.

Lorsqu’elle passa devant moi, elle me regarda, et me fit un signe de tête si coquet et si languissant, que j’en fus troublé jusqu’au fond du coeur. Trois fois la cavalcade passa au galop devant moi, et trois fois, en passant, le spectre adorable me salua. La chasse s’évanouissait déjà dans la nuit, le tumulte s’éteignait, que le gracieux salut me trottait encore dans la tête.

Et, toute la nuit, je ne fis que retourner mes membres fatigués sur la paille (car il n’y avait pas de lit de plume dans la cabane d’Uraka la sorcière),

Et je me disais : – Que signifie donc ce signe de tête mystérieux ? Pourquoi m’as-tu regardé si tendrement, belle Hérodiade ?

Le soleil se lève et lance ses flèches d’or aux blanches nuées, qui se teignent de rouge comme si elles étaient blessées, et s’évanouissent après dans la lumière.

Enfin la lutte cesse, et le jour pose en triomphateur ses pieds rayonnants sur la nuque de la montagne. La gent bruyante des oiseaux gazouille dans des nids cachés, et une odeur de plantes et de fleurs s’élève comme un concert de parfums. Nous étions descendus dans la vallée aux premières heures du jour, et, pendant que Lascaro suivait la piste de son ours, je restais seul, las et triste.

Las et triste, je m’assis enfin sur un moelleux banc de mousse. C’était sous ce grand chêne, au bord d’une petite source, dont le murmure et la clapottement m’ensorcelèrent tellement, que j’en perdis presque la raison. Je me pris d’un désir effréné pour le monde des rêves, pour la mort et le délire, et pour ces belles amazones que j’avais vues dans le défilé des esprits.

Sous les ruines d’un vieux temple, au fond de la Romagne, on dit que la déesse Diane se retire pendant le règne diurne du Christ. Ce n’est que dans les ténèbres de minuit qu’elle se hasarde à sortir et à se livrer au plaisir de la chasse avec ses compagnes réprouvées.

La belle fée Habonde aussi a peur des dévots nazaréens, et elle passe tout le jour dans son sûr asile d’Avalon, l’île fortunée. Cette île est cachée au loin, dans l’Océan pacifique de la fantaisie ; on ne peut y aborder que sur le cheval ailé de la Fable. Jamais le souci n’y a jeté l’ancre, jamais bateau à vapeur n’est venu y jeter sa cargaison de badauds curieux et culottant leurs pipes.

Jamais on n’y entend le triste son des cloches, cet ennuyeux et éternel bimm-boumm que les fées ont tant en horreur. C’est là qu’au milieu d’une gaieté inaltérable, dans la fleur d’une éternelle jeunesse, réside la fée joyeuse, la blonde dame Habonde. C’est là qu’elle se promène en riant, à l’ombre des fleurs merveilleux, avec un cortège jaseur de paladins qu’elle a ravis au monde.

Le jour, tu dors, dans ton sépulcre de marbre, l’immobile sommeil des morts ; mais, à minuit, tu te réveilles au bruit du fouet, au chant du cor, aux cris de chasse, et tu suis l’ardente cavalcade avec Diane et Habonde et les joyeux chasseurs qui détestent la croix et la pénitence cagote.

Quelle ravissante société ! Ah ! si je pouvais chasser ainsi avec vous à travers bois durant les nuits ! C’est toujours à tes côtés que je chevaucherais, belle Hérodiade !

Prends-moi pour ton chevalier, pour ton cavaliere servente : je porterai ton manteau et je supporterai tous tes caprices.

Chaque nuit, je chevaucherai à tes côtés dans la bande des chasseurs, et nous rirons ! Pour t’amuser, je te ferais goûter mes bons mots. Ou bien des oranges. La nuit, je te ferais paraître le temps court. Le jour, j’irais m’asseoir sur ta tombe.

La danseuse, Théodore de Banville.

 

Salomé, déjà près d’accomplir son dessein,
Sous ses riches paillons et ses robes fleuries
Songeait, l’oeil enchanté par les orfèvreries
Du riant coutelas vermeil et du bassin.

Sa chevelure éparse et tombant sur son sein,
La Danseuse au front brun, parmi ses rêveries,
Regardait le soleil mettre des pierreries
Dans les caprices d’or au fantasque dessin,

Mêlant la chrysoprase et son fauve incendie
Au saphir, où le ciel azuré s’irradie,
Et le sang des rubis aux pleurs du diamant,

Comme c’est votre joie, ô fragiles poupées !
Car vous avez toujours aimé naïvement
Les joujoux flamboyants et les têtes coupées.

Rimes Dorées, 1870