« Le vieux peintre Wang Fo et son disciple Ling erraient le long des routes du royaume de Han. Ils avançaient lentement, car Wang Fo s’arrêtait la nuit pour contempler les astres, le jour pour regarder les libellules. Ils étaient peu chargés, car Wang Fo aimait l’image des choses, et non les choses elles-mêmes, et nul objet au monde ne lui semblait digne d’être acquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d’encre de Chine, des rouleaux de soie et de papier de riz. Ils étaient pauvres, car Wang Fo troquait ses peintures contre une ration de bouillie de millet et dédaignait les pièces d’argent.

Son disciple Ling, pliant sous le poids d’un sac plein d’esquisses, courbait respectueusement le dos comme s’il portait la voûte céleste, car ce sac, aux yeux de Ling, était rempli de montagnes sous la neige, de fleuves au printemps, et du visage de la lune d’été. Ling n’était pas né pour courir les routes aux côtés d’un vieil homme qui s’emparait de l’aurore et captait le crépuscule. (…)

Depuis des années, Wang Fo rêvait de faire le portrait d’une princesse d’autrefois jouant du luth sous un saule. Aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisque ce n’était pas une femme. Puis Wang Fo parla de peindre un jeune prince tirant à l’arc au pied d’un grand cèdre. Aucun jeune homme du temps présent n’était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin. Ensuite, Wang Fo la peignit en costume de fée parmi les nuages du couchant, et la jeune femme pleura, car c’était un présage de mort. Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang Fo faisait d’elle, son visage se flétrissait, comme la fleur en butte aux vents chauds ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose. Wang Fo la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. (…)

« Tu me demandes ce que tu m’as fait, vieux Wang Fo ? Tu m’as fait croire que la mer ressemblait à la vaste nappe d’eau étalée sur tes toiles, que les femmes s’ouvraient et se refermaient comme des fleurs, et que les jeunes guerriers à la taille mince qui veillent dans les forteresses étaient eux-mêmes des flèches qui pouvaient vous transpercer le coeur. A seize ans, j’ai vu se rouvrir les portes qui me séparaient du monde: je suis monté sur la terrasse du palais pour regarder les nuages, mais ils étaient moins beaux que ceux de tes crépuscules. J’ai commandé ma litière: secoué sur des routes dont je ne prévoyais ni la boue ni les pierres, j’ai parcouru les provinces de l’Empire sans trouver tes jardins pleins de femmes semblables à des lucioles, tes femmes dont le corps est lui-même un jardin. Le sang des suppliciés est moins rouge que la grenade figurée sur tes toiles, la vermine des villages m’empêche de voir la beauté des rizières, la chair des femmes vivantes me répugne comme la viande morte qui pend aux crocs des bouchers, et le rire épais de mes soldats me soulève le coeur.

Tu m’as menti, Wang Fo, vieil imposteur: le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. Le royaume de Han n’est pas le plus beau des empires, et je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang, par le chemin des mille courbes et des dix mille couleurs. Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. C’est pourquoi, vieux Wang Fo, j’ai cherché quel supplice te serait réservé, à toi dont les sortilèges m’ont dégoûté de ce que je possède, et donné le désir de ce que je ne possèderai pas. Et pour t’enfermer dans le seul cachot dont tu ne puisses sortir, j’ai décidé qu’on te brûlerait les yeux puisque tes yeux sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au coeur de ton empire, j’ai décidé qu’on te couperait les mains. »

 

Contre vents et marées, le vieux Wang Fo et son disciple parvinrent tout de même à s’échapper grâce à la sagesse du maître, tout en étant enfermés dans le palais de l’Empereur et encerclés par ses gardes… Mais n’ayez crainte, je ne vous révèlerai pas cette fin merveilleuse, aussi belle qu’un koan éternellement suspendu.

Les créatures éphémères parviendront-elles un jour à figer le temps ?

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