Spirite, Théophile Gautier.

Des mots humains ne peuvent rendre la sensation d’une âme qui, délivrée de sa prison corporelle, passe de cette vie dans l’autre, du temps dans l’éternité et du fini dans l’infini. Mon corps immobile et déjà revêtu de cette blancheur mate, livrée de la mort, gisait sur sa couche funèbre, entouré des religieuses en prière, et j’en étais aussi détachée que le papillon peut l’être de la chrysalide, coque vide, dépouille informe qu’il abandonne pour ouvrir ses jeunes ailes à la lumière inconnue et soudainement révélée. À une intermittence d’ombre profonde avait succédé un éblouissement de splendeurs, un élargissement d’horizons, une disparition de toute limite et de tout obstacle, qui m’enivraient d’une joie indicible. Des explosions de sens nouveaux me faisaient comprendre les mystères impénétrables à la pensée et aux organes terrestres.
Débarrassée de cette argile soumise aux lois de la pesanteur, qui m’alourdissait naguère encore, je m’élançais avec une alacrité folle dans l’insondable éther. Les distances n’existaient plus pour moi, et mon simple désir me rendait présente où je voulais être. Je traçais de grands cercles d’un vol plus rapide que la lumière à travers l’azur vague des espaces, comme pour prendre possession de l’immensité, me croisant avec des essaims d’âmes et d’esprits.
Une lumière fourmillante, brillant comme une poussière diamantée, formait l’atmosphère ; chaque grain de cette poussière étincelante, comme je m’en aperçus bientôt, était une âme.
J’embrassais d’un seul regard les planètes, depuis Mercure jusqu’à Neptune, décrivant leurs ellipses, accompagnées de leurs satellites. Une intuition rapide me révélait les noms dont les nomme le ciel. Je connaissais leur structure, leur pensée, leur but ; aucun secret de leur vie prodigieuse ne m’était caché. Je lisais à livre ouvert dans ce poème de Dieu qui a pour lettres des soleils.

Marguerite Yourcenar – Notre-Dame-des-Hirondelles.

Le moine Thérapion avait été dans sa jeunesse le disciple le plus fidèle du grand Athanase; il était rude, austère, doux seulement envers les créatures en qui il ne soupçonnait pas la présence des démons. En Egypte, il avait ressuscité et évangélisé des momies, à Byzance il avait confessé des empereurs; il était venu en Grèce sur la foi d’un songe, dans l’intention d’exorciser cette terre encore soumise aux sortilèges de Pan. 

Il s’enflammait de haine à la vue des arbres sacrés où les paysans atteints de la fièvre suspendaient des chiffons, des phallus érigés dans les champs et des dieux d’argile nichés au creux des murs et dans la conque des sources. 

Les paysans partageaient avec lui leurs maigres aliments, mais Thérapion ne parvenait pas à les tourner du côté du ciel. Ils adoraient Jésus, le fils de Marie, vêtu d’or comme un soleil levant, mais leur coeur obstiné restait fidèle aux divinités qui nichent dans les arbres ou émergent du bouillonnement des eaux; chaque soir, ils déposaient sous le platane consacré une écuelle de lait de la seule chèvre qui leur restât; les garçons se glissaient à midi pour épier ces femmes aux yeux d’onyx qui se nourrissent de thym et de miel. Elles pullulaient partout, filles de cette terre dure et sèche où ce qui ailleurs se dissipe en buée prend aussitôt substance de réalité. On retrouvait la trace de leur pas dans la glaise des fontaines, et il arrivait même qu’une Nymphe mutilée survécût encore dans la poutre mal rabotée qui soutenait un toit, et la nuit, on l’entendait se plaindre ou chanter. 

Les Malignes prenaient les enfants par la main et les emmenaient danser au bord des précipices. Après chaque désastre, le moine Thérapion montrait le poing aux bois où se cachaient les Maudites, mais les villageois continuaient à chérir ces fraîches fées à demi invisibles, et ils leur pardonnaient leurs méfaits comme on pardonne au soleil qui désagrège la cervelle des fous, à la lune qui suce le lait des mères endormies, et à l’amour qui fait tant souffrir. Le moine les craignait comme une bande de louves, et elles l’inquiétaient comme un troupeau de prostituées. Elle n’essayaient pas de le séduire, car elles le trouvaient laid. Elles l’induisaient pourtant en tentation, car il finissait par douter de la sagesse de Dieu, qui a façonné tant de créatures inutiles et nuisibles, comme si la création n’était qu’un jeu malfaisant auquel Il se complaît. (…)

La jeune femme parlait aux Nymphes en une langue inconnue, qui était peut-être celle des oiseaux ou des anges. Au bout d’un instant, elle reparut au côté du moine, qui n’avait pas cessé de prier. « Regarde, moine », dit-elle, « et écoute ». 

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Merveille animiste et païenne, cette nouvelle de la magistrale Marguerite est pénétrée du parfum magique des campagnes, de leurs sources et de leurs arbres sacrés, qui parleront toujours davantage au coeur que les paroles abstraites, jusque dans leur silence. Si l’homme moderne a pensé les avoir assassinées, exorcisées, conjurées, elles fleurissent dans chaque aube et mûrissent au crépuscule, vont à bride abattue les nuits de pleine lune, et se rencontrent toujours à la croisée des chemins. Aux yeux de ceux qui savent les voir, elles sont les gorgées d’oxygène qui empêchent la vie de quitter la prison du corps.

Marguerite Yourcenar: Nouvelles Orientales. Le peintre.

 

« Le vieux peintre Wang Fo et son disciple Ling erraient le long des routes du royaume de Han. Ils avançaient lentement, car Wang Fo s’arrêtait la nuit pour contempler les astres, le jour pour regarder les libellules. Ils étaient peu chargés, car Wang Fo aimait l’image des choses, et non les choses elles-mêmes, et nul objet au monde ne lui semblait digne d’être acquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d’encre de Chine, des rouleaux de soie et de papier de riz. Ils étaient pauvres, car Wang Fo troquait ses peintures contre une ration de bouillie de millet et dédaignait les pièces d’argent.

Son disciple Ling, pliant sous le poids d’un sac plein d’esquisses, courbait respectueusement le dos comme s’il portait la voûte céleste, car ce sac, aux yeux de Ling, était rempli de montagnes sous la neige, de fleuves au printemps, et du visage de la lune d’été. Ling n’était pas né pour courir les routes aux côtés d’un vieil homme qui s’emparait de l’aurore et captait le crépuscule. (…)

Depuis des années, Wang Fo rêvait de faire le portrait d’une princesse d’autrefois jouant du luth sous un saule. Aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisque ce n’était pas une femme. Puis Wang Fo parla de peindre un jeune prince tirant à l’arc au pied d’un grand cèdre. Aucun jeune homme du temps présent n’était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin. Ensuite, Wang Fo la peignit en costume de fée parmi les nuages du couchant, et la jeune femme pleura, car c’était un présage de mort. Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang Fo faisait d’elle, son visage se flétrissait, comme la fleur en butte aux vents chauds ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose. Wang Fo la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. (…)

« Tu me demandes ce que tu m’as fait, vieux Wang Fo ? Tu m’as fait croire que la mer ressemblait à la vaste nappe d’eau étalée sur tes toiles, que les femmes s’ouvraient et se refermaient comme des fleurs, et que les jeunes guerriers à la taille mince qui veillent dans les forteresses étaient eux-mêmes des flèches qui pouvaient vous transpercer le coeur. A seize ans, j’ai vu se rouvrir les portes qui me séparaient du monde: je suis monté sur la terrasse du palais pour regarder les nuages, mais ils étaient moins beaux que ceux de tes crépuscules. J’ai commandé ma litière: secoué sur des routes dont je ne prévoyais ni la boue ni les pierres, j’ai parcouru les provinces de l’Empire sans trouver tes jardins pleins de femmes semblables à des lucioles, tes femmes dont le corps est lui-même un jardin. Le sang des suppliciés est moins rouge que la grenade figurée sur tes toiles, la vermine des villages m’empêche de voir la beauté des rizières, la chair des femmes vivantes me répugne comme la viande morte qui pend aux crocs des bouchers, et le rire épais de mes soldats me soulève le coeur.

Tu m’as menti, Wang Fo, vieil imposteur: le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. Le royaume de Han n’est pas le plus beau des empires, et je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang, par le chemin des mille courbes et des dix mille couleurs. Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. C’est pourquoi, vieux Wang Fo, j’ai cherché quel supplice te serait réservé, à toi dont les sortilèges m’ont dégoûté de ce que je possède, et donné le désir de ce que je ne possèderai pas. Et pour t’enfermer dans le seul cachot dont tu ne puisses sortir, j’ai décidé qu’on te brûlerait les yeux puisque tes yeux sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au coeur de ton empire, j’ai décidé qu’on te couperait les mains. »

 

Contre vents et marées, le vieux Wang Fo et son disciple parvinrent tout de même à s’échapper grâce à la sagesse du maître, tout en étant enfermés dans le palais de l’Empereur et encerclés par ses gardes… Mais n’ayez crainte, je ne vous révèlerai pas cette fin merveilleuse, aussi belle qu’un koan éternellement suspendu.

Les créatures éphémères parviendront-elles un jour à figer le temps ?

Ryôkan: Poèmes de l’Ermitage.

Ryôkan, ermite-poète du XVIIIème siècle, écrivit ses oeuvres en Chinois classique, traduit douze fois en japonais. L’errance, le détachement, la beauté de l’éphémère fleurissent dans la pureté de ses mots. Je l’accompagne dans ses pérégrinations solitaires, faisant tout mon possible pour ne point interrompre son recueillement éternel… Les pages me rappellent les feuilles de riz sur lesquelles dansaient les anciens calligraphes…

Dans la sublime édition bilingue Le Bruit du Temps, 2017. La traduction laisse à désirer: comment oublier que seul un poète peut en comprendre un autre ? Aucun technicien ne peut se substituer au mage des mots.

 

« Qu’il est navrant devoir les passants de ce monde
Sans savoir quand ils connaîtront l’apaisement !
Ils vont et viennent aux carrefours d’existence,
Flottant et sombrant dans les courants de la vie.
Celui-là même qui deviendra Roi suprême
Finira chez un potier sous l’aspect d’un boeuf. »

 

toyo

 

« Pour mon bol à aumônes, le riz des maisons. 

Je vais solitaire dans l’immense printemps. 

Le bâton sonore effraie le rêve mondain (shaku ha odorokasu sangai no yume),

L’habit noire balaie la poussière citadine (e ha harau kyûku no chiri).

Je regarde les fleurs au bas des monts du sud 

J’admire la lune sur la rive du nord. »

 

Poésie turque du XXème. Melih Cevdet Anday: l’art de la transmutation

« I was going under a tree
It happened in a flash
I fell apart from myself
And became a poppy flower
Bending in the sun,
Tortoise shell, house of wedding
Delirious talk, bevy of names.
I turned into the petal that drags
The wind like a blind God,
I became the century.
A tiny moment like a bug.
I was going under a tree
I became a tree
That propels itself
And saw someone stuck in the ground. »

Le plus grand poète turc du XXème siècle, symboliste, expressionniste et intemporel.

L’Anatolie, terre de la Mère des Dieux, voit encore fleurir les racines de sa conscience archaïque  – tout se transforme et vit dans le flux incessant des métempsycoses.

« At dawn, a throng came out
Of the skies: Convex shields, glittering
Tattoos, a rose, a daggered
Heart, bows of wheat,
Aquariums emptying out, a king,
A turkey’s crest, a fresh corpse,
Brass-footed horses, a wine in a glazed jug
Waiting to be poured into the sea.
A tumult arose from the roots of the trees,
Eyeless monsters emerged from the sea.
What’s that? Should we believe in rapacious beaks?
Or in thin axes, in grass burned at night
Or in tree-shaped wings?
I pay no heed to clouds, I don’t care
If they go south along the river
Or to the slow lakes set afire by towers.
Let them go. Are we going to live without aging?
Come, let’s go and see the dawn’s spider. »

Les visions de Tiamat amputées de leur belle langue… Visions des steppes brûlées sous le soleil de Cappadoce, des grottes désertées par leurs génies, habitées par les fantômes des arbres, qui volent au dessus des nuages et des toiles d’araignées. Je chevauche l’horizon sauvage jusqu’aux confins du monde, l’horizon qui hennit à l’approche de la lune.

« From a sea in bloom everything will burst
One day and be a forest.
From now on what you’ll see is the soft hour
Of birds on the branches where they rest.
Wait for the god who waits around:
On blooded-red pines, the sun
Will claw till the great night comes on.

One day, all will be sound, such sound
As travels from star to cloud and to star from earthly things,
So its ellipse will spread with resounding chimes.
While you eye these rings,
Wait for the voice among voices to rebound.
Passing through organ-music, the hair-winged moon
Will come out quite soon.

I have lived in the wind.
Vertigo turned into lonely day. Alone,
My prophets were far-off rocks.
Neither forest nor sound, all by myself, windblown
Rain comforts the soul.
If not, godlike we must wait around
To hear a voice or any sound. »

Encore et toujours la mer qui fleurit au premier matin du monde, à l’aube des âges et de la mémoire, la naissance du premier souvenir.

 

Mishima – Neige de Printemps dans l’abîme

 

« L’Histoire est le registre des démolitions. Il faut sans cesse faire place à la prochaine et éphémère boule de cristal. Pour l’Histoire, construire et détruire sont une seule et même chose. Sans le concept du hasard, vois-tu, la philosophie occidentale du libre arbitre n’aurait jamais pu prendre naissance. Le hasard est le refuge crucial de la volonté. Et sans lui, l’idée même du jeu serait inconcevable, tout comme l’Occidental n’a pas d’autre moyen de rationaliser les nombreux revers et déceptions qu’il doit subir. C’est ma conviction que ce concept de hasard, de la chance, constitue la substance même du Dieu des Européens; ils possèdent là une divinité qui tire ses caractéristiques de ce refuge si essentiel au libre arbitre. A ce moment, une voix tonnante descend des cieux limpides: « Le hasard est mort. Le hasard n’existe pas. Entends ma parole, ô volonté; tu as perdu ton avocat à jamais. » Sur ce, la volonté sent tout son être partir en miettes et se dissoudre. A cet instant même le ciel éclatant se déchire dans un rugissement terrible et l’oeil du Dieu de l’inévitable regarde à travers l’abîme. »

L’illusion de l’existentialisme occidental hérité d’une conception linéaire du temps (et de l’Histoire) portée par les religions abrahamiques, entrant ainsi en conflit avec le paradigme de la temporalité cyclique dans lequel vivait l’Antiquité depuis l’aube des âges et que n’ont point oublié l’Inde et l’Extrême Orient, le taoïsme, le bouddhisme et l’animisme japonais. Mishima philosophe, double du poète et du mystique plongé dans l’amertume, ne doit pas non plus sombrer dans le Léthé.

« J’ai raconté ce rêve à Kri en lui disant que le temple paraissait nous suivre au Japon. Mais il s’est mis à rire en disant que ce qui me suivait au Japon, ce n’était pas le temple mais le souvenir d’autre chose. Il m’a irrité sur le moment, mais maintenant je suis porté à lui donner raison. Car tout ce qui est sacré est de l’essence des rêves et des souvenirs, c’est pourquoi nous sommes témoins du miracle que ce qui nous sépare par le temps ou l’éloignement nous devient tout à coup sensible. Rêves, souvenirs, le sacré – ils se ressemblent tous en ce que nous ne pouvons les saisir. Une fois que nous sommes séparés de ce que nous pouvons toucher, cet objet en est sanctifié; il acquiert la beauté de l’inaccessible, la qualité du miraculeux. Toute chose, en vérité, a l’essence du sacré, mais nous pouvons la profaner rien qu’en y portant la main. Quelle étrange créature que l’homme ! Il profane une chose en la touchant et cependant il porte en lui une source de miracles. » 

Mais l’homme ne porte pas en lui une source de miracles, c’est cette source qui sourd dans tout ce qui est, comme le sang d’une mère coule dans les veines de ses enfants.

 

 

« Il ne fait aucun doute qu’il va droit au drame. Ce sera de toute beauté, certes, mais faut-il qu’il gâche sa vie entière pour l’offrir en sacrifice à une esthétique éphémère – comme, d’une fenêtre, on surprend l’oiseau en plein vol ? »

L’existence tragique mais belle du désespoir, irréelle et si sensible. Je ne choisis pas, je ne subis pas non plus: mon être s’insinue en moi du dedans, personne n’y échappe, personne n’en veut. Je m’élance toute entière offerte à ma moira, à corps perdu dans le monde – peu importent l’impact des balles, le blizzard et ses larmes.

« L’océan venait mourir là, droit devant ses yeux. Tandis qu’il regardait l’ultime élan de chaque vague qui s’égouttait à travers le sable, l’ultime choc de cette puissance souveraine venue du fond des âges, il était frappé du pathétique de toutes ces choses. Parvenu à ce point, une grande aventure panocéane qui enjambait le monde soudain déraillait et s’achevait dans le néant. » 

De l’abîme au néant, de la beauté à l’abîme, de la dissolution à la félicité infinie, je chemine aux côtés de ce prince dans sa galaxie disparue, galaxie de toujours qui se cache derrière l’image du monde visible.